#5 - Le marché sait-il vraiment ce qu'il fait ? (1/3)

Julien SARRIOTJulien SARRIOT
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Chaque jour, le marché transforme le chaos de millions d'opinions contradictoires en nombres précis. Apple vaut 229,35$. Pas 229,0$. Pas 228,95$. Précisément 229,35$.

Comment des millions d'idiots désorganisés arrivent à créer plus d'intelligence qu'une armée de doctorants ?

Bienvenue dans le premier épisode de notre mini-série sur "la découverte des prix".

Les acteurs du cirque et leurs contraintes invisibles

Petit exercice mental. Tu regardes LVMH à 460€.

Un trader chez BNP la voit à 650€ dans 3 mois. Un family office la voit à 900€ dans 5 ans. Toi tu la vois... eh bien, à 460€ parce que c'est marqué sur l'écran.

Qui a raison ?

Tout le monde. Et personne.

Parce que — et c'est là que ça devient intéressant — le marché n'est pas peuplé d'agents rationnels maximisant leur utilité. Non. Il est peuplé d'humains avec des patrons chiants, des factures de crédit conso, et surtout, des contraintes qu'on ne voit jamais dans les modèles.

Le gérant institutionnel (appelons-le Titou) doit battre son benchmark. Pas chaque décennie. Pas chaque année. Chaque. Putain. De. Trimestre.

Tu imagines Bernard Arnault justifiant la rentabilité de Dior tous les 90 jours devant un comité ? "Alors Bernard, ce trimestre les sacs à main... c'est bof bof hein !" Non. C'est juste impensable.

Mais Titou, lui, n'a pas le choix. Résultat ? Même si Titou SAIT que Safran vaudra le triple dans 5 ans... la vend. Pourquoi ? Parce que dans 3 mois, s'il n'a pas battu le CAC, il perd 500 millions d'actifs sous gestion (AUM).

Les contrats de maintenance sur 30 ans de Safran ? C'est pas qu'il s'en fout. C'est qu'il est structurellement obligé de s'en foutre.

Le particulier paniqué — notre brave Nicolas avec ses 30k€ durement épargnés — vend systématiquement au pire moment. Mars 2020 ? "C'est la fin du monde, j'achète du PQ !" Novembre 2021 ? "Zoom c'est l'avenir, j'achète !"

L'insider patient — le fondateur, la famille Peugeot, les Mulliez — accumule tranquillement pendant que BFM annonce la prochaine guerre mondiale. Son horizon ? Transgénérationnel. Il connaît les vrais chiffres, pas les estimations d'un analyste junior qui découvre l'automobile sur Wikipédia.

Le retraité a BESOIN de ses 3% de dividende pour payer son train de vie à Pattaya. Total peut trader à 50x les bénéfices, tant qu'elle verse son dividende, il tient. Elle le coupe ? Panique, vente, effondrement.

Quatre acteurs. Quatre horizons. Quatre contraintes. Un seul prix : 460€.

Tu commences à voir le problème ?

Tsukiji, ou pourquoi le chaos créé l'ordre

Tu connais le marché aux poissons de Tsukiji à Tokyo ? Chaque matin à 5h, des centaines d'acheteurs enchérissent sur du thon. Sauf que personne n'achète le même thon :

  • Le chef 3 étoiles DOIT acheter, peu importe le prix
  • Le poissonnier de quartier achète SI le prix est correct
  • Le grossiste spécule sur les prix de demain
  • Le petit resto prend ce qui reste Même thon. Même qualité. Quatre valorisations radicalement différentes.

Marché de tsukiji

Les marchés financiers ? C'est Tsukiji puissance 10 000.

Le gérant norvégien, c'est le chef étoilé. Il DOIT montrer de la performance ce trimestre, sinon ses clients partent. Peu importe si Safran est temporairement chère.

Le family office Peugeot ? Le grossiste patient. Il achète Stellantis quand personne n'en veut, stocke, attend.

Toi ? Tu es le chef du petit resto. Tu arrives après la bataille, tu prends ce que le consensus te laisse, au prix que le marché a décidé après que les gros se soient servis.

Cette analogie révèle quelque chose de fondamental : le prix n'est pas une "découverte" objective. C'est le point d'équilibre temporaire entre des besoins incompatibles.

Quand BNP côte à 60€, ce n'est pas "la" valeur de BNP. C'est juste le prix auquel, à cet instant :

  • Les gérants sous pression sont obligés d'acheter
  • Les retraités refusent de vendre (dividende oblige)
  • Les insiders accumulent discrètement
  • Les particuliers regardent Youtube pour savoir quoi faire

Change UNE de ces variables, par exemple que les gérants aient soudain un horizon de 5 ans au lieu de 3 mois et le prix changera instantanément.

Le paradoxe qui fait bugger les économistes

En 1980, Grossman et Stiglitz découvrent un bug dans la matrice. Un bug si énorme qu'il vaut un Nobel à l'un d'eux.

Si les prix sont parfaitement efficients → toute l'info est déjà dedans → aucun intérêt à analyser → personne n'analyse → mais alors qui a mis l'info dans les prix ? → 🤯

Si les prix ne sont pas efficients → il y a du profit à faire → tout le monde analyse → l'info est intégrée → les prix deviennent efficients → retour à la case départ.

Le marché est condamné à osciller éternellement entre efficience et inefficience. Comme Sisyphe avec son rocher.

La conclusion ? Le marché est suffisamment efficient pour que 90% des gens perdent, mais insuffisamment efficient pour que les 10% qui font vraiment le job gagnent.

C'est un équilibre instable, fragile, magnifique. Et c'est cette instabilité permanente qui crée les opportunités.

Hayek et le miracle de ton kebab

Friedrich Hayek, ce Nobel autrichien a compris un truc en plus : les prix ne sont pas des nombres. Ce sont des fichiers ZIP de la complexité du monde.

Zemmour chef kébab

Ton kebab du coin à 7€50. Comment Eric alias le Z a t'il fixé ce prix ?

Il ne sait pas que :

  • Le blé ukrainien est bloqué dans le port d'Odessa
  • Un cargo de moutons néo-zélandais est coincé dans le canal de Suez
  • La maire veut tripler la taxe sur les commerces

Et devine quoi ? Il n'a pas besoin de savoir.

Eric regarde juste : la viande coûte 20% plus cher chez Metro, ses clients râlent au-dessus de 8€, le grec d'en face est à 7€.

Boom. 7€50.

Dans ce ridicule petit prix, tu as la condensation de :

  • La géopolitique céréalière mondiale
  • Les routes maritimes internationales
  • La politique municipale locale
  • Le pouvoir d'achat du 11ème arrondissement

Personne ne comprend tout. Mais collectivement, on arrive à un prix qui contient plus d'intelligence que n'importe quel comité d'experts.

Maintenant, transpose ça à ArcelorMittal à 25€.

Ce prix contient :

  • Ce que sait le contremaître à Dunkerque sur le four n°3
  • L'opinion du trader chinois sur la relance
  • Les calculs du CFO de Stellantis sur ses coûts 2025
  • La panique de Kévin qui liquide son PEA pour son divorce

Personne n'a toute cette info. Personne ne pourrait la traiter même s'il l'avait. Et pourtant, par magie : 25€.

Un planificateur central devrait connaître TOUS ces paramètres pour fixer le "bon" prix. Mission impossible. Même avec tous les algorithmes de la terre.

Mais laisse des millions d'acteurs échanger librement, chacun avec son petit bout d'info pourri, et miracle : émerge un prix plus intelligent que ce qu'aucun expert ne pourrait calculer.

Hayek appelait ça "l'ordre spontané".